Passé en soirée-gala le 08 décembre, le film, Les Enfants rouges du réalisateur tunisien Lotfi Achour revisite un crime qui a bouleversé la Tunisie et mis en scène la résistance intime d’un enfant face à la barbarie. Il revient ici sur la genèse du film, son parti pris artistique et les enjeux politiques qui l’ont poussé à raconter cette histoire.
Pourquoi avoir choisi le titre Les Enfants rouges ?
Dans certaines régions de Tunisie, le mot «Drari» signifie « les enfants », mais aussi, « lahmor » (les rouges) lorsqu’il est appliqué à une personne – homme ou femme –, signifie «les courageux», « les vaillants ». Le titre évoque donc ces enfants vaillants, ces enfants qui font face. Ce titre m’est apparu comme une évidence.
Votre film s’inspire d’un crime atroce. Pourquoi avoir décidé de raconter cette histoire sans montrer les terroristes, ni même les nommer ?
Ce choix se justifie par plusieurs raisons. D’abord, ce qui m’importait, c’était le point de vue de l’enfant, son ressenti face à un acte d’une violence inimaginable. Comment un adolescent traverse-t-il un tel choc ? Quels mécanismes psychologiques met-il en place pour survivre ? Toute la mise en scène est concentrée sur cela.
Ensuite, je ne voulais pas tomber dans une représentation stéréotypée : montrer des terroristes barbus, en kamis, armés… cela n’aurait rien apporté. Ce qui m’intéressait, c’était la violence, pas la caricature de sa source.
Et si j’avais choisi de traiter frontalement du terrorisme, il aurait fallu aller beaucoup plus loin : comprendre qui sont ces hommes, leur histoire, leur culture. Sans empathie ni justification, mais pour saisir ce qui mène à de tels actes. Cela aurait été un autre film.
Enfin, je ne voulais pas leur offrir une seule tribune visuelle. Pas une image. Mon film n’est pas pour eux. Il est pour l’enfant qui affronte l’innommable.
L’idée du film vous est-elle venue immédiatement après le crime ?
Absolument pas. Le premier crime a bouleversé la Tunisie entière. Nous étions tétanisés. Mais je n’ai pas envisagé de faire un film tout de suite : c’était trop tôt, trop douloureux, trop proche. Un an et demi plus tard, lorsque le frère aîné du premier adolescent a été assassiné dans les mêmes conditions, cela a été le déclencheur. Ce deuxième meurtre révélait de manière flagrante l’incapacité de l’État à protéger ses citoyens.
Le président de l’époque – un ancien du système Ben Ali – avait pourtant promis publiquement de reloger la famille. Rien n’a été fait. Ni par lui, ni par son gouvernement, ni par les ministres islamistes. Personne n’a assumé. J’ai pensé à cette mère qui a perdu deux fils dans des conditions atroces. Elle est morte deux ans et demi plus tard. Ce sentiment d’abandon politique a rendu le film nécessaire.
Le film impressionne par sa maîtrise formelle : la caméra, les corps, la lumière. Comment un tel dispositif s’est-il construit ?
Cela vient d’un travail d’équipe extrêmement long. Je travaille depuis des années avec la même scénariste, la même productrice, la même petite troupe, je viens du théâtre, et cette notion de troupe m’accompagne toujours. La productrice a été centrale, pas seulement en termes de production, mais aussi dans la réflexion artistique. Nous avons intégré des collaborateurs nouveaux lorsque c’était nécessaire, comme Wojtek Staron, le directeur de la photographie, qui s’est parfaitement fondu dans notre groupe. Nous avons préparé le film pendant près de deux ans : casting, repérages, ateliers, répétitions… Puis, avant le tournage, nous sommes partis deux semaines avec toute l’équipe, avec une petite caméra, pour tourner le film entièrement une première fois, sur les décors réels. Nous avons tout découpé in situ. Cette méthode a été déterminante. C’est une leçon : pour faire un tel film, il faut du temps, beaucoup de temps, et une préparation très poussée. Sans cela, c’est presque impossible.
Votre distribution mélange jeunes non-professionnels et acteurs confirmés. Comment avez-vous pensé ce casting ?
C’est un mélange, effectivement. Les deux mères sont interprétées par de grandes actrices professionnelles. Parmi les hommes, beaucoup ont vingt ans de théâtre derrière eux, mais n’avaient jamais fait de cinéma. Tous viennent du théâtre. Les enfants, eux, jouent pour la première fois. Et certains petits rôles ont été confiés à des habitants de la région, qui ne sont ni acteurs ni amateurs. C’était important pour moi que le film respire le réel, qu’il soit ancré dans ce territoire.