Skip to content

Passé le contrôle de douane, je m’écroulais sur la banquette arrière d’un authentique cab jaune. Derrière le plexiglas, un sikh enturbanné s’exprimait dans un anglais incompréhensible. Sur la route, assommé par un décalage horaire hallucinogène, je repensai à l’inexhaustible absurdité de la condition humaine. Au bout du dernier virage, débouchant sur la principale artère entaillant Manhattan en longueur, les rues semblaient dévaler à toute allure, et l’asphalte se dérobait au fur et à mesure sous le châssis. À l’approche des extravagances architecturales s’étirant dans le vide du ciel, le nez en l’air, je me sentais égaré dans les interstices d’une verticalité postmoderniste étourdissante, avec la curieuse sensation d’avoir sauté d’un avion en parapente et d’atterrir en catastrophe sur un écran de cinéma géant.

Pendant les premiers jours consacrés à la conférence pour laquelle j’étais venu, je n’eus droit qu’à des visites furtives à quelques endroits mythiques. Le mercredi soir, après la clôture des travaux, je me résolus enfin à sortir dîner et à relâcher la tension qui étirait l’atmosphère de tous les bouts. D’italien, le quartier appelé Little Italy n’en a conservé que la mythologie. Les murs du restaurant où je pris place étaient décorés de photographies de cinéma italo-américain, dont un pan entier était dédié à la dynastie des Corleone. Le mythe commençait à empiéter sur la réalité dès que les clients voisins se mirent à raconter les scènes comme si c’était une réalité parallèle. Comme si l’histoire venait de se dérouler de l’autre côté de la rue, avec pour figurants des amis et des voisins de quartier.

De fil en aiguille, je m’immisçai dans leurs conversations, même si j’aurais préféré débattre du sujet qui fâche. Rien n’y fit, personne ne voulait parler des débris calcinés ni des cendres qui tapissaient les trottoirs de Manhattan. Une femme membre du groupe m’invita alors à les rejoindre.

—Tu voudrais goûter à mon tiramisu à la fraise ? offrit-elle.

— Ça a l’air divin !

— Sicilien ou Napolitain ?

— Ni l’un ni l’autre, quoique mes ancêtres auraient pu l’être tout aussi bien.

— Ancêtres ! Voilà un mot qu’on entend plus par ici, répondit-elle.

Très vite, je compris qu’en réalité, il leur manquait un élément pour pouvoir entamer leur passe-temps favori. Le jeu consistait à évoquer une scène d’un film qui avait compté pour chacun. Le gagnant se voyait offrir le dîner, boisson et pourboire compris. L’idée me séduisit et je me joignis à la fratrie des fins gourmets dans sa disposition tout à la fois onirique et impérieuse.

Mon premier coup gagnant, je le dus à la scène d’Un homme et une femme quand, appuyé sur une cale, une Gitane aux lèvres, Jean-Louis Trintignant guettait l’arrivée du train dans lequel se trouvait Anouk Aimée. Helen parvint à vaincre Ray en pariant sur les dernières images de Kansas City, montrant Harry Belafonte enveloppé dans l’épaisse fumée de son cigare en train de compter la recette, avec en arrière-plan Ron Carter qui triturait les cordes de sa contrebasse. Les affaires se corsèrent au tour suivant, quand John nous fit revivre les insoutenables moments durant lesquels Harry Dean Stanton et Nastassja Kinski s’étripèrent à travers un plexiglas dans Paris Texas. À la surprise générale, on me déclara vainqueur pour avoir rappelé un bout succulent d’Une journée particulière, quand Marcello cassa une omelette à un œuf — ou deux ! — pour Sophia Loren, qui le regardait tendrement, le tablier de cuisine autour du bassin.

La finale nous opposa, Helen et moi. Fustigé par l’ébouillante scène de la table de cuisine dans Le Facteur sonne toujours deux fois, aucune idée ne me vint à l’esprit. Désespéré de sortir de l’ornière, je tentai un coup de poker que je pressentais pourtant voué à l’échec. Mais rien qu’à l’idée d’évoquer le passage culte du film Omar Gatlato de Merzak Allouache, je me délectai d’entrée de jeu. Terrassé de désir et rongé d’un amour clandestin, l’acteur Boualam Bennani, serré dans son costume croisé beige, écoutait la voix d’une inconnue dans un magnétophone emprunté, collé à l’oreille d’une main, le peigne démêlant les cheveux dans l’autre. Bien entendu, je perdis le pari, d’autant plus que personne ne devait avoir vu le film ni savoir où se situait Alger sur la carte ; Alger qui recelait pourtant l’une des meilleures cinémathèques au monde.

L’intense vacarme de Broadway me contraint à longer Columbus Avenue. Entre la 70e et la 76e, les maisons en grès rouge évoquent les productions mythiques qui ont fait le bonheur des cinéphiles. Vaincu par l’illusion, je me laisse porter par le souvenir des gros plans de Taxi Driver, d’Il était une fois en Amérique, d’Annie Hall. La magie de la ville décide enfin d’opérer. Jamais un simple coin de rue n’aura été aussi inspirant pour esquisser l’ébauche d’un scénario. Pas besoin d’en inventer du reste, il suffit d’avoir une histoire à raconter avec une fin, un rêve en couleurs ininterrompu, une peine jamais retombée, et le tour est joué… Et là, je me prends à rêver à n’en plus décrocher ; mon scénario à moi est bien là, prêt à entrer en éruption depuis quinze ans : le récit d’une errance nocturne à Alger, alors en état de siège, où j’aurais appelé la fille du Rocher noir sans hésiter et convenu d’un rendez-vous. Nous nous serions rencontrés dès le lendemain à la Brasserie des Facultés. Nous nous serions attablés dans un coin avec pour seul compagnon un serveur peu bavard, et nous nous serions régalés à feuilleter les pages de nos souvenirs sur la plage, sous les coups d’entaille d’un Chaabi glutineux, en partageant le dernier tiramisu qui restait du service de midi. Puis j’aurais roulé un pourboire dans le tablier du serveur pour ne pas nous avoir interrompus et nous rappeler l’heure du couvre-feu, nous aurions ensuite bravé l’état de siège comme si de rien n’était, cheminé le long de la rue Benmhidi déserte comme la lune, puis monté dans ce taxi tombé du ciel, dont le chauffeur nous aurait offert la course pour lui avoir rappelé une scène de film comme on en fait plus, passant trois barrages filtrants le sourire aux lèvres, les éléments des forces spéciales retrouvant le sourire que nous aurions arraché à leur réalité morbide pour ouvrir la porte du rêve, l’espace d’une ronde de nuit… Nous aurions triomphé autant de la guerre, que de l’omnipotente loi du hasard, du destin et du mektoub réunis.